• Récit de Siriki

     Thomas nous raconte un assaut du Tirailleur Siriki Ouattara, 71° BTS, 4° Cie, matricule 13550.

    "La septième heure du 20 Juillet 1916 sonnait dans les tranchées. Le bataillon était déjà sur place depuis le 17 Juillet au matin. Les soldats attendaient nerveusement et fiévreusement l’heure fatidique.

    Ces derniers jours avaient été mis à profit pour partir en reconnaissance et pouvoir tenir informer le commandant. Ce dernier se préparait à l’instant à donner ses ordres. Il jetait tout autour de lui des regards emplis de confiance et d’espoir, espérant  que tout le monde suive son exemple, pour le plus grand supplice des soldats qui étaient tout sauf confiants.

    La 4ème compagnie se préparait également. Elle partira avant les deux autres qui s’étendront ensuite sur les côtés du champ de bataille.

    Siriki faisait partie de cette première ligne. Son attirail était prêt. Siriki était un tirailleur. Son grand corps et sa stature imposante en faisait une personne qui imposait le respect.  Il avait le visage fin, intelligent et strié de scarifications courbées partant de l’arête de son nez. Elles s’enfonçaient en un sillon large à mi - joue et s’arrêtaient à l’extrémité de sa bouche dans une vague forme triangulaire. Il en avait aussi de petites sur le bord de ses yeux en amande. Toutes étaient le souvenir de l’initiation quelques années plus tôt qui avait fait de lui un homme. Il les portait avec respect et humilité, fier de pouvoir affirmer que toujours, il avait été la terre subissant la guerre. Son visage était le reflet des profondes tranchées martelées des pas lourds des soldats surchargés subissant dans leurs cœurs les trombes de désespoir s’abattant inlassablement sur les territoires désolés. Ses scarifications prenaient maintenant une signification plus importante que tout le reste. Elles avaient fait de lui un homme mais faisaient maintenant de lui l’esclave de la guerre, le bourreau des hommes et le réceptacle inébranlable d’une guerre interminable. Ses scarifications étaient le reflet des profondes cisailles qui parcouraient la terre de part en part en la détruisant progressivement.

    Ses cheveux étaient relativement courts et d’un noir de jais, comme le ciel l’était actuellement. Tous ses membres étaient musclés. Ses yeux étaient voilés par la tristesse et son regard était profond et empreint d’une sérénité cachée par une colère permanente et une mélancolie infinie.

    Il avait correctement préparé son matériel. Ce qui avait été pour lui une vague tentative d’occuper son esprit à une tâche quelconque pour oublier le combat qui l’attendait. L’assaut paraissait inévitable. Tous s’étaient préparés avec anxiété, pensant avec une peur non dissimulée à ce qui allait indubitablement arriver. Certains avaient écrits à leur famille, afin d’oublier tout ce qui allait suivre. Siriki n’avait pas écrit. Il n’avait pas parlé. Il avait tenté de se vider l’esprit en nettoyant son matériel.

    Les deux autres compagnies se préparaient elles aussi. On les sentait un peu plus sereines pour le moment : il leur restait quelques dizaines de minutes voire, avec un peu de chance, quelques heures avant de devoir partir dans l’enfer du no mans land mais tôt ou tard, chacun savait qu’il lui faudrait affronter une mort certaine.

    Un vent chaud soufflait dans les tranchées. Aucun son ne fusait de l’atmosphère. Le calme avant la tempête, tel le prodrome de l’indubitable enfer qui allait suivre. Ils le savaient, tous autant qu’ils étaient. L’affrontement était inévitable et le dernier soupir semblait plus proche que jamais.

    Le commandant, dans un geste soudain et rapide, ordonna à la première ligne de partir. Celle – ci s’élança dans un brouillard dense qui ne fit qu’augmenter le stress omniprésent. Les soldats avançaient dans une nappe blanche, aux aguets. Leurs sens se déployaient progressivement, quelque peu brouillés par la peur de l’inexorable combat qui les attendait et de l’inévitable massacre qui devait suivre. L’anxiété traversant l’air ambiant était comme une boule malléable que chacun pouvait sentir, voir et toucher mais qui les empêchait de savoir s’ils étaient suivis ou épiés.

    Siriki avait mis tous ses sens aux aguets. Ses yeux scrutaient le lointain. Au – delà du brouillard nacré de blanc semblaient s’étendre les lignes ennemies semblables à des serpents étendus sur des kilomètres de terre dévastée. Plissant les yeux, il tenta d’apercevoir plus précisément l’ensemble des installations ennemies qui s’étendaient au loin mais cela lui était impossible. Les autres soldats parlaient, mais trop fatigué et trop concentré, il ne les écoutait pas. Le brouillard, ce traître, donnait l’impression d’avoir été étendu par les soldats de l’aigle noir pour se cacher. Il était l’instrument de la mort envoyé par des hommes au cœur noir chargés de haine.

    La première ligne s’était élancée depuis quelques dizaines de minutes maintenant. Le capitaine faisait les cent pas, attendant désespérément des nouvelles de ses soldats. Aucune nouvelle ne signifiait rien de bon mais il n’avait entendu aucuns coups de tirs. Peut – être s’en étaient – ils tous sortis. Peut – être avaient – ils déjà atteint les lignes ennemies. Peut – être étaient – ils déjà tombés. La dernière solution s’écrasa avec un fracas de désespoir dans l’esprit du capitaine. Et s’ils étaient tombés dans une embuscade ? De plus en plus nerveux, ses rondes interminables s’accélérèrent. Son esprit s’emplissait des plus terribles théories qui avaient pu frapper ses soldats. Quelle vie ! se dit – il.

    Les deuxième et troisième compagnies patientaient, toujours plus nerveuses au rythme des minutes qui s’égrenaient lentement. Quelques-uns écrivaient fébrilement, vaine tentative d’obliger leurs esprits torturés à penser à autre chose. Tout valait mieux que le supplice qui les attendait. Tous auraient préféré ne pas se trouver ici, être dans une autre tranchée où aucun combat ne les concernerait aujourd’hui. Même s’ils savaient tous que cet espoir était vain, utopique et qu’il y avait toujours une bataille qui les attendrait, quoi qu’il arrive. La fin de la guerre leur paraissait plus que jamais impossible. 

    Siriki continuait d’avancer, ses compagnons à ses côtés. Il continuait de surveiller tout autour de lui en pensant les lignes ennemies se trouvaient au-delà de l’immense brouillard.

    Les hommes marchaient depuis un long moment déjà. Le poids de l’uniforme et des armes leur pesait, leurs pieds étaient fatigué comme, en fait, la totalité de leur corps. Même leurs yeux ne semblaient plus pouvoir fixer l’immensité du territoire qui s’ouvrait devant eux.

    Soudain, des coups de feu fusèrent. Les balles perforaient les compagnons de Siriki avec une puissance qui les fauchait sur le coup. L’écho des cris de douleurs se répercuta sur tout le front. Certains tombaient sans avoir pu esquisser ne serait – ce qu’un mouvement. Le bruit des balles couvraient maintenant tous les autres sons. Il n’était même plus possible d’entendre les cris des blessés. Siriki tenta de s’imperméabiliser face à  tous ces bruits, de se sortir de cet enfer mais cela était impossible.

    Le tirailleur recula un peu. Les balles ne l’atteignaient pas. Les balles n’atteignaient plus personne. Les armes ne tiraient plus. Le silence tomba implacable, seulement perturbé par de bruits de bottes s’éloignant rapidement. Ils fuyaient. Siriki tourna sur lui – même à la recherche des survivants. Il n’en restait que très peu, la compagnie avait été presque entièrement fauchée. Les rares hommes encore debout tremblaient de peur et de froid. Certains se lançaient des regards désespérés dans l’espoir de se rassurer mutuellement. « Décimés », murmura un des soldats d’une voix étranglée. Tous savaient que les Allemands reviendraient dans peu de temps. Un aigle n’abandonne jamais et ne laisse pas ses proies à la merci des autres prédateurs. Furetant désespérément au – delà de la nappe de brouillard, Siriki tentait de discerner ce qui les attendait mais il ne vit personnes. 

    Un éclaireur vint se poster fièrement devant le commandant. Il était grand, paraissait solide et fort mais son visage n’exprimait que de la peine et de la douleur. Sans qu’il n’ait besoin de s’exprimer, le commandant comprit que quelque désastre s’était produit. Secouant la tête, il se retourna pour ne plus voir l’éclaireur au visage dévasté par la tristesse. Ce dernier se racla la gorge pour attirer l’attention du commandant qui ne daigna pas esquisser le moindre mouvement. L’éclaireur se mit à parler rapidement. Le commandant entendait chacun des mots prononcés mais aucun ne prenait sens dans son esprit embrouillé par le désespoir et la fureur. La peur, aussi. Surtout, la peur en réalité.

      Anxieuse, la deuxième compagnie se doutait qu’elle allait être réquisitionnée dans peu de temps. Ceux qui écrivaient encore replièrent leurs papiers, bouchèrent leurs bouteilles d’encre et rangèrent leurs plumes. Ils préparèrent leur matériel avec des gestes nets mais peu assurés car leurs membres tremblaient nerveusement.Les soldats se levèrent d’un même geste, se donnant une fausse contenance pour se redonner du courage entre eux. L’un des lieutenants esquissa un vague sourire pour rassurer ses troupes mais une lueur dans ses yeux trahissait son désarroi. Personne ne pu lui renvoyer son sourire. Le sol se couvrait par endroit de larmes qui empêchaient les soldats d’oublier que dans peu de temps, ils seraient revenus à la terre.

    L’ordre tomba d’un seul coup, sans préambule mais pourtant tellement prévisible. Cela devait finir par arriver. Le commandant répéta son ordre et la ligne se mit en branle de manière synchronisée et courageuse. Quelques rares soldats affichaient une mine sévère, sûrs d’eux – mêmes et avançaient d’un pas impérieux mais les autres tremblaient de la tête aux pieds. La peur était palpable et flottait dans l’air, tel un nuage. Leurs jambes se mirent en mouvement, de manière automatique. Les soldats ne voulaient pas avancer mais leur raison les obligeait à le faire sur les traces de la première ligne maintenant fauchée selon les propos du commandant.

     Parallèlement, la troisième vague se préparait elle aussi, maintenant nerveuse et la quatrième prenait place dans une tranchée avec un régiment des mitrailleuses, prête à sauver leurs compagnons qui reviendraient de la bataille.

     Siriki regardait tout autour de lui. Le brouillard était toujours aussi épais, il semblait vouloir les rendre aveugle pour mieux les saisir, telle une créature invisible et impossible à stopper. Au loin, des mitrailleuses retentissaient à nouveau, moins proches que quelques minutes plus tôt mais tout aussi présentes. Ils se rapprochaient. Siriki en était convaincu, des bruits de pas retentissaient à intervalles régulières et frappaient le sol avec dureté. La température chuta de quelques degrés et Siriki frissonna. L’air ambiant se faisait de plus en plus froid. Les survivants de la ligne continuaient de se jeter des regards de plus en plus désespérés.

    Mais le plus dur n’était pas la température excessivement basse mais les cris implorants. Les cris de douleur et de supplice des blessés qui gisaient à même le sol et imploraient qu’on abrège leurs souffrances. Personne n’accédait néanmoins à leurs demandes. Les tombés jetaient des regards implorés aux vivants, demandant instamment de ne pas les laisser dans cet état. Les voix se mettaient à hanter tout doucement Siriki. Ce dernier se boucha les oreilles dans un geste vain de taire les cauchemars omniprésents qu’étaient ces hurlements de douleur. La température se rafraîchissait encore, comme pour leur indiquer que le danger se rapprochait. Le froid extérieur glaçait les corps de l’intérieur, figeant les âmes dans d’uniques sursauts, glaçant les membres déjà engourdis des soldats.

    Soudain, alors que Siriki pensait finir par ne plus pouvoir supporter les échos de douleur, des bruits de pas retentirent. Ils sont là. L’évidence tomba implacablement dans l’esprit de Siriki,  il se remit aux aguets et prépara son arme. La deuxième ligne arriva auprès d’eux comme dans un rêve. Siriki fit une vaine tentative de sourire mais des larmes coulèrent doucement sur son visage ankylosé. Le soulagement l’emplit et ses jambes le portèrent jusqu’aux protections assurées par les renforts.

     L’éclaireur vint se poster fièrement devant le commandant. La deuxième compagnie avait subi de nombreuses pertes mais quelques-uns de ses hommes avaient réussis à atteindre les tranchées ennemies. Le commandant se tourna vers la troisième dont le stress dansait dans l’air ambiant et leur ordonna de partir au combat en quelques mots simples mais chargés de sens.

     Siriki marchait machinalement. Ses pieds avançaient en courant en direction des tranchées. Le commandant avait fait ordonner le repli. Quelques groupes de soldats s’occupaient du tir de barrage devant les protéger. Il avançait d’un pas régulier, contraire à ses pensées qui partaient vers ses compagnons tombés au combat devant ses yeux. Mais rien en lui ne suivait son corps qui se déplaçait telle une coquille vide. Il finit par arriver aux tranchées de départ. Le commandant était là, son visage ne trahissait aucune émotion. Comme à son habitude, rien chez lui ne montrait qu’il plaignait les soldats fièrement tombés.

    Siriki releva les yeux vers son commandant qui ordonna qu’on rende hommage aux morts et aux disparus. Mais Siriki savait que ce n’était pas suffisant. Il prit quelques feuilles et se mit à écrire.

    Thomas

    Récit de SirikiSoldat colonial français
    in Gefangene Bilder - Wissenschaft und Propaganda im Ersten Weltkrieg
    Historisches Museum Frankfurt 2014, p. 39

     

     





     

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